Avis : ne cherchez aucune trace
d'objectivité dans cette critique. Le Petit Roi, je l'ai
connu à l'âge de trois ans (en même temps que le Professeur
Nimbus) dans le quotidien que lisaient mes parents et, même si les
gags devaient me passer loin au-dessus de la tête, j'étais fasciné
par ces dessins si épurés et ce personnage si attachant. Disons que
c'est ma madeleine de Proust.
Né en 1900 à Manhattan, de parents
immigrés allemands, Otto Soglow intégra le New Yorker en
1925. C'est dans ce journal que parut la première planche du Petit
Roi le 7 juin 1930. Ce personnage rencontre un succès immédiat
et attire l'attention de William Randolph Hearst, le propriétaire de
King Features Syndicate, En attendant que le contrat réservant
l'exclusivité du Petit Roi au New Yorker arrive à son
terme, Soglow dessinera pour KFS The Ambassador, sorte de
spin-off se passant dans le même univers.
The Ambassador (21 janvier
1934)
C'est finalement le 9 septembre 1934
que le petit monarque moustachu fera son entrée officielle dans
l'écurie de Hearst. Il y gagnera une parution hebdomadaire, alors
qu'au New Yorker celle-ci était moins régulière, et la
couleur. Soglow avait déjà pu se frotter à ces nouvelles
contraintes puisque c'étaient celles qui lui avaient été imposées
durant dix mois avec The Ambassador. Par la suite, le Petit
Roi perdra ses couleurs, mais ses aventures se poursuivront
jusqu'à la mort de Soglow en 1975.
Mais qui est donc ce souverain ? Hormis
le fait qu'il règne sur un royaume d'opérette, inspiré
probablement - à l'instar d'Hergé avec la Syldavie et la Bordurie -
par les monarchies d'Europe Centrale, sa principale caractéristique
est que, bien qu'il ne soit pas muet puisqu'il prononce à l'occasion
des discours ou converse avec ses conseillers, nous autres lecteurs
ne bénéficierons jamais d'une transcription de ses paroles !
Certes, le strip est peu bavard en lui-même, mais on dirait qu'en
adoptant ce parti-pris du mutisme relatif de son personnage
principal, Soglow a voulu que nous nous concentrions sur ses actes et
ses attitudes, de la même manière qu'il a épuré son dessin au
maximum pour n'en laisser que l'essentiel.
Planche du 2 mai 1937
Par ailleurs, il est facétieux et les
charges du pouvoir l'ennuient : une belle combinaison pour donner
lieu à des situations savoureuses lorsque, par exemple, il fait
subir toutes sortes d'outrages aux portraits de ses ancêtres ou
lorsqu'il se mêle incognito à ses sujets, y compris lorsqu'ils
manifestent contre lui. Il y a là deux running gags que l'on
retrouvera tout au long de ce strip, deux parmi bien d'autres
où l'on distinguera celui de la tempête qui arrache la couronne
royale (que l'on retrouvera dans des endroits tous plus insolites les
uns que les autres), la visite au musée d'art moderne en compagnie
de la reine (et d'où le roi ne songe qu'à s'enfuir), l'exploration
des nombreux passages secrets du château royal (débouchant en des
lieux inattendus) et celui de la guerre avec un royaume voisin (aux
conséquences de laquelle le roi cherche à échapper par tous les
moyens). On pourra ajouter son goût pour les spectacles de cabaret -
et les danseuses qui s'y produisent - l'obligeant à déjouer la
surveillance attentive de la reine par des ruses toujours
renouvelées. Mais que cette énumération ne vous trompe pas,
l'inventivité de Soglow est telle que la répétition des thèmes
est compensée par les chutes toutes différentes.
Ce qui rend le personnage attachant,
c'est cette réticence à être un individu à part et l'on sent
qu'il serait tout prêt à se satisfaire d'une vie normale, loin des
charges de l'état et du protocole qui l'étouffent. Il s'acharne à
mener une existence aussi peu royale que possible, considérant avec
détachement les fastes de la cour. Avec lui, une réception
d'ambassadeurs étrangers se terminera plus souvent en partie de
poker acharnée qu'en concert de musique de chambre. Il est en outre
souvent fauché, ce qui le rapproche plus encore de son peuple, et
n'hésite pas à se transformer en homme-sandwich pour renflouer les
caisses . C'est aussi un non-violent, un peu couard, que les défilés
militaires assomment au plus haut point et qui s'arrange toujours
pour les perturber d'une façon ou d'une autre.
L'absurde est aussi une composante non
négligeable de ce strip et bon nombre de gags peuvent se
ranger sous la bannière du surréalisme le plus authentique.
Planche du 2 mars 1947
Difficile de ne pas tomber sous le
charme désuet de ce Cartoon Monarch, qui fut un véritable
phénomène aux États-Unis et donna lieu à quantité de ce que l'on
appelle aujourd'hui des « produits dérivés » tels que
des cigarettes ou des seaux à glace (!), ainsi qu' à une série de
dessins animés et un comic book.
L'objet en lui-même est un volume
cartonné à l'italienne, avec jaquette, de 24 cm x 19,8 cm, de 432
pages. Le contenu éditorial est composé
d'une préface d'Ivan Brunetti, ainsi que d'un long article, très
documenté, sur la vie et l'œuvre d'Otto Soglow, que l'on aurait
tort de croire limitée au seul Little King. En effet, il n'a
jamais cessé de collaborer au New Yorker pour y mener une
carrière de cartoonist en parallèle.
The Little King n'a jamais paru
sous forme de strip quotidien mais seulement en Sundays
et cet ouvrage comporte un Sunday par page. L'intégralité
des planches de The Ambassador est reproduite, ainsi que
quelques planches de Sentinel Louie, un topper du Petit
Roi durant une brève période. En ce qui concerne notre héros,
les planches reproduites s'étalent sur toute sa durée de vie mais
ne constituent aucunement une intégrale, hélas. une quarantaine
d'entre elles sont en couleurs. La qualité de reproduction est
parfaite.
Encore un ouvrage remarquable du tandem
Library of American Comics / IDW, mais on commence à y être
habitués. Mon seul regret, que cet album soit une compilation et non
le premier tome d'une intégrale. Mais faute de grives...
Afin de vous faire une meilleure idée,
vous trouverez ici (13 octobre) et là (10, 12 et 15 mars) quelques planches supplémentaires dont certaines
n'ont pas été intégrées à l'album. En outre, l'éditeur Pierre
Horay a publié lui aussi un album sur le Petit Roi mais je n'ai
aucune information sur lui.
J'espère avoir communiqué un peu de
l'amour que j'éprouve pour ce malicieux Petit Roi dont
j'aurai attendu le retour dans ma vie durant cinquante ans, mais ça
valait le coup.
Si vous décidez d'acheter ce livre et
qu'il ne vous plaise pas, ne m'en veuillez pas : je vous ai prévenus,
je ne suis pas objectif !
(Par Éric Bretenoux)
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