vendredi 4 mars 2011

Critique #39 : Krazy Kat Volume 1


Un chat. Une souris. Une brique. C'est à partir de ces trois éléments que George Herriman a créé un des comics strips les plus intéressants de l'histoire de la Bande Dessinée. Succès critique incontestable depuis presqu'un siècle, Krazy & Ignatz est méconnu (voir totalement ignoré) du grand public. Cela fait en effet un peu plus de 80 ans que l'oeuvre de George Herriman est portée aux nues par l'intelligentsia de la Bande Dessinée mondiale. Mais pas uniquement. De grands artistes ont confié avoir été très marqués par ce comic strip. Artistes parmi lesquels on pourrait citer Charlie Chaplin, Scott Fidgerald, Pablo Picasso, Will Eisner, Walt Disney, Jack Kerouac, Chris Ware (qui est à l'origine de l'édition de l'intégrale des strips de Krazy & Ignatz chez Fantagraphics)... Et dire que tout est parti d'un "accident"...


On peut parler en effet d'accident en ce qui concerne la création de ce comic strip. C'est en 1910 qu'apparaissent pour la première fois le duo de personnages Krazy (le chat) et Ignatz (la souris). Ils ne sont pas les personnages principaux du comic strip. Au contraire. George Herriman utilise ces deux personnages pour "décorer" le bas de la page de son comic strip The Dingbat Family (connu plus tard sous le nom de Family Affair). Chose amusante : l'auteur représentera Ignatz en train de lancer une brique à Krazy dès leur première apparition. Herriman continuera d'utiliser ces deux personnages de cette manière jusqu'en 1913, année où le duo aura enfin son comic strip. C'est en effet le 28 Octobre 1913 qu'est officiellement lancé Krazy Kat le daily strip, dont la première publication se fera dans le New York Evening Journal (quotidien appartenant à William Randolph Hearst dont l'influence sur le monde journalistique et sur le comic strip en particulier n'est plus à démontrer). Le sunday strip débutera un peu plus tard (le 23 Avril 1916). L'aventure s'achèvera trois décennies plus tard (le 25 Juin 1944, soit deux mois après la disparition de George Herriman).


Krazy & Ignatz a une des histoires les plus simples qu'il puisse exister : Krazy (le chat dont on ne sait pas vraiment quel est son sexe) est fou amoureux d'Ignatz (la souris). Cette dernière méprise le chat. Elle ne le supporte pas (notamment parce qu'il parle d'une manière qui l'agace au plus haut point). Ignatz exprime son mépris en lançant, dès qu'elle le peut, une brique à la tête de Krazy. Tout serait "normal" si Krazy ne considérait pas cela comme une preuve d'amour de la part d'Ignatz. Ajoutez à cela l'officier Pupp (un chien), dont le but de sa vie est de prendre Ignatz en flagrant délit et de la mettre en prison pour protéger Krazy, et vous avez le trio de base du strip. Tout le comic strip, je dis bien tout, repose sur le simple gag d'Ignatz lançant sans relâche une brique à la tête de Krazy. Vous vous demandez donc comment ce comic strip peut être aussi excellent ? C'est tout simple : la créativité de George Herriman était visiblement sans limite. Il a réussi pendant trois décennies à décliner ce gag de manières multiples et variées. Et vous le verrez dans ce premier volume rassemblant les sunday strips parus entre 1925 et 1926. Vous pourrez voir Ignatz mettant au point divers stratagèmes pour frapper Krazy. Certains se réaliseront. D'autres conduiront la souris dans les pattes de l'Officier Pupp. De son côté, Krazy, dont la candeur est presque troublante, s'amuse de voir Ignatz et l'officier Pupp "jouer" ensemble (dixit le chat). Les strips sont suffisamment variés pour ne pas ressentir un quelconque ennui pendant la lecture. En ce qui concerne la lecture justement, il vous faudra vous concentrer au début. En effet, une des caractéristiques de ce strip est d'avoir un personnage dont le verbiage n'est pas aisé à comprendre au premier abord. A l'exception d'un seul, George Herriman fait parler ses personnages dans un anglais standard. Cette exception, c'est Krazy. Ses répliques sont écrites dans un anglais "parlé", où les mots sont la plupart du temps écrit phonétiquement. C'est un peu déroutant au départ. Mais après quelques strips, la lecture deviendra plus fluide. Petit conseil : lisez les mots à haute voix. Krazy & Ignatz n'est pas seulement un comic strip avec des gags très drôles. C'est également un style graphique très intéressant. L'esthétique visuelle des sundays peut paraitre au premier abord simpliste. Ce qui est compréhensible. Mais dès qu'on s'attarde un peu sur les panels, on se rend compte du talent de l'auteur. Les personnages sont ultra expressifs. Les décors sont très beaux. Lesdits décors font d'ailleurs très clairement penser à une certain vision du Mexique ou du Sud des Etats-Unis (ce qui est logique vu que l'action est située à Coconino, Arizona). On retrouve par exemple des bâtiments typiques de cette région et dont l'architecture est représentative de ce qu'on pouvait voir dans les films westerns (je pense notamment à l'esthétique de la prison où Ignatz est régulièrement enfermée). Le désert lui-même est également de toute beauté sous la plume d'Herriman. L'auteur aime le représenter avec des formes géométriques diverses (une montagne pourra prendre la forme d'une brique, d'un escalier...). Il joue aussi avec les plantes... Un autre des talents d'Herriman concerne la gestion des ombres, de la lumière, des volumes... Son utilisation de petites hachures pour travailler tous ces aspects est brillante. Il y a finalement peu d'aplat de noir dans son dessin. Autre point intéressant sur l'aspect visuel des strips de Krazy & Ignatz : contrairement à ce qu'on voyait dans la majorité des sunday strips de l'époque, George Herriman ne s'était pas enfermé dans un schéma pour ses strips. Il aimait jouer avec ses panels. Dans certains strips, les panels n'avaient pas de bords (aucun cadre ne les entouraient). Dans d'autres, les panels n'étaient pas alignés. Il jouait bien évidemment sur la taille des panels... Bien évidemment, il utilisait également la forme "traditionnelle" des strips (des panels séparés par des gouttières). Mais le côté "déstructuré" de ses planches était plutôt novateur pour l'époque. Ce qui fera en partie son succès critique. A l'instar d'un Winsor McCay avec son Little Nemo in Slumberland, il est indéniable que George Herriman a marqué de sa main le monde de Bande Dessinée avec Krazy & Ignatz.

L'édition proposée par Fantagraphics est de bonne facture. Softcover. Le format est un peu plus grand qu'un A4. La totalité des strips sont en Noir et Blanc. La reproduction des strips est très bonne. Aucun soucis de lisibilité. Le contenu éditorial est honorable : en plus d'une introduction au comic strip d'Herriman par Bill Blackbeard (une des rares références en matière de comic strip de nos jours), Fantagraphics nous quelques suppléments originaux comme par exemple une critique d'un film de Chaplin par Herriman lui-même (ou plutôt dans la peau de Krazy) ou encore quelques exemples d'illustrations réalisées par la maitre.

Je pense que vous aurez compris que ce comic strip est à découvrir sans plus attendre. Krazy & Ignatz est une pièce essentielle du monde du comic strip. Beaucoup s'accordent à dire que cette oeuvre a influencé de nombreux artistes. Il serait dommage de passer à côté...

Note Globale : 5 /5
Note du livre : 4 et demi /5

Et voici quelques extraits (je m'excuse de ne pas pouvoir vous montrer plus de variétés dans ces strips, mais ne pouvant pas scanner le livre, je dépends de ce que je trouve sur le net)



Je vous l'avais déjà conseillé, mais pour en voir plus, n'hésitez pas à visiter le sujet sur Krazy Kat présent dans le forum http://lectraymond.forumactif.com/ Ce forum est une vraie mine d'informations pour les amateurs de comic strips.

Remarque : Il existe peu de livres regroupant les strips de Krazy & Ignatz en français. Certains ont eu la chance de découvrir ce comic strip dans le magazine Charlie Mensuel. Futuropolis a également proposé quelques livres en français. Vous pourrez voir ici le listing. Si vous êtes anglophobe, vous pouvez toujours tenter de trouver des numéros de Charlie Mensuel ou des livres de Futuropolis pour découvrir le travail d'Herriman. Je pense que vous ne le regretterez pas.

Note : Vous aurez compris que ce volume regroupant les sunday strips parus en 1925 et 1926 n'est pas le premier volume d'un point de vue chronologiquement. Le "vrai" premier volume est en fait paru bien plus tard chez Fantagraphics. Et ayant décidé de suivre l'ordre de parution de l'éditeur, la critique du "véritable" premier volume viendra ultérieurement.

7 commentaires :

  1. Nous avons eu quelques strips de Krazy Kat dans Tintin pendant les années 70, mais ce n'était plus par Herriman, et c'était re-titré en français, "le Beau pays d'Onironie".

    On raconte que le strip déroutait les lecteurs et que les rédacteurs pressaient Hearst d'en abandonner la publication. Mais Hearst refusait car il aimait Krazy Kat, ce qui fait dire à Sadoul qu'il n'était pas totalement mauvais. (c'était pourtant lui, Citizen Kane)

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  2. Merci pour ces précisions. Je n'en savais rien. :)

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  3. Les Reveurs ont acquis les droits de Krazy Kat. Normalement on devrait pouvoir lire très prochainement de nouveau ce chef d'oeuvre d'humour en francais.

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  4. Ah oui. Je me souviens avoir lu un truc sur le projet de Manu Larcenet sur Krazy Kat. Je suis content d'entendre que le projet est toujours vivant. Si ça peut faire découvrir ce superbe comic strip aux Français, ce serait chouette.

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  5. Le site du9 donne des nouvelles de la traduction française de Krazy Kat, à paraître en octobre prochain : http://www.du9.org/entretien/traduire-krazy-kat/

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  6. Effectivement, super nouvelle. Merci Jérôme pour le partage de l'article.
    Je vais écrire un petit article pour que tous les lecteurs du blog soient au courant. ;)

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